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LES QUESTIONS OUVRIÈRES
ET LA SCIENCE ACTUARIELLE
Au point de vue historique, l'évolution a différé selon les pays. Dans l'Europe continentale, les organes d'assurance individuelle ont été les précurseurs et les éducateurs de l'assurance sociale : c'est le spectacle des avantages que l'élite retirait de l'assurance qui a inspiré le désir d'en étendre les bienfaits à l'ensemble de la nation : mais, à son tour, l'assurance sociale développe l'assurance individuelle, parce qu'elle propage la connaissance et le goût de l'assurance et qu'elle conduit l'assuré à chercher dans l'assurance individuelle le complément de l'assurance dont il jouit. En Angleterre et aux États-Unis, c'est du milieu du peuple qu'est sortie l'assurance : aussi M. Hoffmann, statisticien de la compagnie américaine d'assurance populaire la Prudential, a-t-il pu déclarer que l'assurance privée n'a rien à redouter en Amérique tant que l'État ne cherchera point dans l'impôt les éléments d'une concurrence inégale; de même, M. Burn, représentant de la compagnie anglaise d'assurance populaire la Prudential, a montré la prospérité de l'assurance populaire anglaise comme fondée sur la satisfaction qu'elle donne aux besoins du peuple ; M. Barrand, conseil juridique de cette dernière compagnie, a également affirmé que les assureurs anglais, au lieu de laisser à l'État la mission d'apprendre aux individus l'objet de leurs besoins, veulent que les individus l'apprennent par eux-mêmes. Mais faut-il aller plus loin? peut-on admettre qu'une évolution historique conduise de l'une de ces formes d'assurance à l'autre ? En particulier, l'assurance publique obligatoire est-elle une étape qui devra conduire à l'assurance privée facultative? Cette thèse, soutenue par M. Magaldi (*) avec un robuste optimisme et une brillante conviction, ne me paraît pas irréfutable. D'après lui, — et sur ce point je
souscris pleinement à ses vues —, l'assurance obligatoire constitue un progrès sur l'assistance, et c'est la loi des sociétés civilisées de passer de celle-ci à celle-là. Mais la transition de l'assurance obligatoire à l'assurance libre est moins facile que celle de l'assistance à l'assurance obligatoire. Le travailleur trouve, en effet, dans l'assurance une aide qui n'offense point sa dignité comme la libéralité de la bienfaisance, un support qui l'élève en apparence (*) au rang des classes fortunées garanties pour l'avenir par leur sacrifice volontaire, une promesse qui lui dônne la certitude de l'exercice d'un droit inconnu sous le régime de la bienfaisance facultative (**). Dès lors, l'assurance obligatoire n'inspire pas à Touvrier la même répulsion que l'assistance et, par la tranquillité qu'elle lui procure, elle lui enseigne plutôt l'indolence que le souci de pourvoir à son tour, par des moyens d'initiative privée, à la sécurité de son avenir. Le caractère éducatif de l'assurance obligatoire est donc problématique : ce n'est d'ailleurs que par l'indépendance, et non par l'asservissement, que l'éducation de la liberté est effective et durable.
(*) Rapports présentés au 6° Congrès international d' Actuaires, Vienne, 1909, I, p. 1082 et 1083.
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(*) En fait, la portion du salaire qui est enlevée à l'ouvrier par l'obligation légale d'acquitter la cotisation lui est restituée, si elle est nécessaire à. son existence, par une majoration corrélative du salaire, de sorte que le sacrifice du travailleur n'existe pas réellement. (**) On pourrait objecter que l'assistance, lorsqu'elle est obligatoire, confère un droit à l'ouvrier : le fait est exact, niais les deux autres inconvénients de l'assistance subsistent même en ce cas.